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Titel
La Suisse et la guerre d’indépendance algérienne (1954–1962).


Autor(en)
Carron, Damien
Erschienen
Lausanne 2013: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
495 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Pierre Jeanneret

Nous avions assisté en 2010 à l’excellente défense de thèse de Damien Carron et sommes heureux de voir le fruit de son gros travail de recherche mis à disposition du public. Notons que son livre requiert des lecteurs une assez bonne connaissance des événements politiques et militaires liés à la guerre d’Algérie, lesquels ne sont rappelés que très sommairement par l’auteur, et parfois de manière allusive.

Selon la formule consacrée, cette étude comble un vide historiographique. C’est particulièrement vrai ici. La littérature sur le conflit algérien est fort abondante. Elle a connu un renouveau autour des années 2000 avec, notamment, les travaux de Benjamin Stora et de Raphaëlle Blanche. Elle restait cependant fortement franco-française. Certes, de nombreux opuscules (dont certains de Damien Carron lui-même) avaient déjà été consacrés à l’accueil dans notre pays de réfractaires français refusant d’accomplir leur service militaire en Algérie et aux réseaux d’aide au FLN. Ainsi que plusieurs publications de contemporains, témoins ou acteurs: par exemple celles de Charles-Henri Favrod sur son rôle dans le rapprochement entre Français et Algériens en vue de pourparlers, d’Henri Cornaz « l’imprimeur du FLN» et du diplomate Olivier Long sur les «bons offices» offerts par la Suisse autour de la conférence d’Évian, un domaine qui a été largement défriché par Marc Perrenoud. La thèse de Carron se concentre, elle, sur la Suisse officielle, celle du pouvoir politique. En se basant sur les travaux antérieurs, mais surtout sur des recherches personnelles extrêmement fouillées dans les archives suisses, françaises et algériennes ainsi que sur des fonds privés, il livre une analyse quasi exhaustive de l’attitude de la Suisse pendant la guerre d’indépendance.

Exprimons cependant une critique, pour n’y plus revenir ensuite. Il s’agit d’un défaut plutôt formel que de fond. On regrettera en effet un certain manque de hiérarchisation entre les événements. Tout est mis sur le même plan et dit sur le même ton, qu’il s’agisse des problèmes internes du consulat suisse à Alger, somme toute mineurs, du débat sur la torture ou du rôle important de la Suisse comme intermédiaire lors des pourparlers de paix. Ce défaut est sans doute accentué par les sous-titres, tous graphiquement de même importance. Il nous semble que des sous-titres généraux (englobant par exemple tout ce qui concerne l’affaire Dubois), avec des subdivisions en plus petits caractères, auraient rendu plus claire et attractive la lecture de cette étude. Cela étant dit, le travail de Damien Carron est extrêmement riche, répétons-le. Faisant un choix méthodologique qui nous paraît heureux, il associe démarche chronologique et thématique. Il privilégie ainsi quelques thèmes majeurs: la présence de la colonie suisse en Algérie et sa défense par les autorités helvétiques; la question très sensible de l’engagement de jeunes Suisses (et même de mineurs) dans la Légion étrangère; le refuge et l’activité en Suisse de dirigeants du FLN et leur surveillance par les organes de police; l’appréciation du conflit algérien par le Conseil fédéral et la presse suisse.

Allant des championnats du monde de football à Berne en 1954, où se serait concoctée l’insurrection de la Toussaint, aux accords d’Évian de 1962 et à l’exode des Européens d’Algérie, au milieu du fracas des bombes de l’OAS et celles du FLN qui lui répliquent, l’auteur considère donc sept années de guerre où la Suisse ne cessa d’occuper une place importante. Il souligne pertinemment le rôle majeur de Max Petitpierre, qui semble dans cette affaire vraiment survoler les autres membres du Conseil fédéral par son intelligence politique et la justesse de ses appréciations sur les événements. Il ne cessera de promouvoir la politique des bons offices de la Suisse, dans le cadre de sa conception «neutralité et solidarité», destinée à sortir notre pays de son isolement dû à son attitude controversée pendant la Seconde Guerre mondiale… et aussi à conquérir les marchés émergents que seront les pays libérés de la colonisation. L’ouvrage évoque par la bande les tensions, voire les conflits au sein du gouvernement fédéral. Paul Chaudet, qui appartient pourtant comme Max Petitpierre au Parti radical, est le plus réticent envers la politique de ce dernier. Marqué depuis les années trente par une grille de lecture anticommuniste, il voit le FLN comme le fer de lance de l’URSS en Europe; et sa conception de la neutralité est beaucoup plus traditionnelle. Il est par ailleurs intéressant de comparer les jugements des multiples acteurs helvétiques impliqués dans le conflit : diplomates, ambassadeurs, consuls. Tous n’ont pas la lucidité de Rémy Godet, vice-consul à Alger qui, loin de n’y voir que la main de Nasser ou de Moscou, estime que l’Algérie est engagée dans une crise «sociale, démographique, économique, politique, confessionnelle et raciale».

Environ deux mille Suisses, dont une petite moitié de doubles nationaux, vivent en Algérie en 1954. Dans leur grande majorité, ils épousent la thèse de l’«Algérie française», et une petite minorité se retrouvera même dans les rangs des ultras. Ils se montrent critiques envers la politique du Conseil fédéral, qu’ils jugent trop favorable aux «fellaghas». En même temps, leur patrie d’origine a mission de les protéger. À l’indépendance, leur sort sera celui, tragique, des autres Européens d’Algérie, fuyant le pays dans la peur et spoliés de leurs biens. Le livre apporte donc sa pierre à l’histoire générale des Suisses à l’étranger. Il n’oublie pas les aspects économiques, en présentant un tableau des échanges entre la Suisse et les trois départements français d’Algérie, et en rappelant les espoirs de l’économie suisse de trouver un nouveau marché dans l’Algérie indépendante, espoirs qui seront vite déçus.

La question de l’enrôlement des Suisses à la Légion étrangère française ne cesse d’être une source de conflits entre les deux pays limitrophes. En Suisse alémanique surtout, le problème, qui se posait déjà pendant la guerre d’Indochine, est ressenti comme très sensible. D’autant plus que la Légion assume souvent les sales besognes en Algérie. La presse sensibilise l’opinion publique. Il faut mentionner particulièrement le journal Die Tat de Gottlieb Duttweiler, le plus en pointe par ses sentiments francophobes et anticolonialistes. Avec raison, Damien Carron accorde une large place à l’affaire Dubois: ce procureur général de la Confédération – et premier socialiste à occuper cette fonction – se donna la mort le 23 mars 1957, après avoir été convaincu de livrer aux services de renseignements français les révélations obtenues par la mise sur écoute téléphonique de l’ambassade d’Égypte. Ses motivations (anticommunisme, francophilie, solidarité socialiste avec Guy Mollet, perception de Nasser comme un nouvel Hitler) sont bien décryptées dans le livre. L’affaire causa un énorme scandale et constitua un tournant dans la perception officielle du conflit algérien. Il en résulta une plus grande tolérance envers les activités en Suisse des nationalistes algériens, décrites par Carron avec un luxe de détails et de noms qui parfois fait un peu perdre au lecteur la vision d’ensemble.

On relèvera aussi la finesse de l’analyse politico-économique de la Suisse par les dirigeants algériens, pour lesquels le véritable pouvoir est celui du Vorort et des industriels. Ces leaders nationalistes sauront utiliser à leur profit l’opportunisme des banquiers helvétiques, et la place financière suisse jouera un rôle important, en abritant notamment le «trésor du FLN», source ultérieure d’un conflit entre la Suisse et la jeune Algérie indépendante. Enfin le processus de paix qui mènera aux accords d’Évian, grâce notamment aux bons offices de la Confédération, est étudié de manière approfondie. Il reste à un futur chercheur un grand domaine politicoéconomique à défricher: celui des rapports entre la République algérienne et la Suisse de 1962 à nos jours!

Zitierweise:
Pierre Jeanneret: Rezension zu: Damien CARRON, La Suisse et la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), Lausanne: Antipodes, 2013. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 281-283.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 281-283.

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